jeudi 24 juillet 2008

Fictions québécoises sur la "Nouvelle France"

La Nouvelle-France prend ses racines le 24 juillet 1534 lorsque le navigateur Jacques Cartier débarque à Gaspé, y plante une croix et prend possession du territoire au nom du roi de France. Plus tard, en 1603, une autre grande figure historique s’exile au Canada, le « Père de la Nouvelle-France », le fondateur de la ville de Québec, Samuel de Champlain. Il n’existe aucun film de fiction québécois évoquant cette période passionante et très connue de l’histoire québécoise. Pourtant, les mémoires de Jacques Cartier existent et constituent une mine d’informations très riche. Il existe un moyen-métrage de fiction acadien : 1604, de Renée Blanchard (2003), qui évoque les premiers voyages de Champlain, ainsi qu’un documentaire de Denys Arcand, Champlain (1964), issu de la série de l’O.N.F. Les artisans de notre Histoire. Il existe sans aucun doute de nombreux documentaires sur cette époque, mais rien de plus du côté de la fiction.

 

Le film Le festin des morts de Fernand Dansereau est donc le long métrage de fiction qui puise sa narration dans l’histoire québécoise la plus ancienne. La Nouvelle-France fut marquée dès ses débuts par l’influence de la ferveur religieuse de la métropole française - à cette époque la contre-réforme - et l’on y envoya des Récollets en 1615, des Jésuites en 1625, des Ursulines et des Hospitalières en 1639. Les Jésuites fondent le collège de Québec en 1635. Leur mission est alors d’évangéliser les Amérindiens ; ils doivent pour cela les suivre dans leurs déplacements, s’installer avec eux. De ces voyages naissent des récits comme les Relations des Jésuites Paul Lejeune ou Jérôme Lalemant. L’histoire du Festin des morts se situe précisément au cours de l’année 1638 et s’inspire directement de ce récit. Le film n’identifie pas clairement le groupe de jésuites installés avec les Hurons, hormis le père Jean de Brébeuf, supérieur de la mission, l’un des premiers jésuites arrivé en 1625. Le personnage principal du film est un jeune Père dont on ignore le nom[1]. Les auteurs du film ont choisi de traiter l’histoire à travers le monologue de ce jeune jésuite dans l’espace d’une nuit, censée précéder sa mort. Cette nuit est évidemment l’opportunité d’une remise en question, qui permet d’opérer un flash-back quelques années auparavant, à son arrivée en Nouvelle-France. On assiste donc à différentes séquences qui se succèdent : l’arrivée du jeune Père en compagnie de Champlain cinq ans auparavant, un supplice de prisonnier Iroquois, des scènes de leur vie ordinaire dans le village, le travail et l’influence du Père Brébeuf, un festin avec un potage comprenant de la chair humaine, le premier baptême réalisé, un moment de camaraderie avec un collègue, la vision d’Indiennes qui remettent en cause sa sexualité, une confrontation avec le sorcier, une visite chez d’autres Indiens.

Du groupe d’Indiens, aucun personnage ne se détache véritablement. Selon les séquences, l’accent est posé sur l’un d’entre eux. Ces Indiens sont tous blancs et s’expriment en bon français. On sait qu’en réalité, tous parlaient la langue huronne puisque les jésuites l’avaient apprise. Mais pour éviter les erreurs et dans un soucis de ne pas décrédibiliser les Hurons, Dansereau et Pelletier choisissent de les faire parler en français. Le reste de la  reconstitution est très bien documenté et s’attache aux récits jésuites.

Je n’ai trouvé aucun propos d’Alec pelletier, le scénariste du film, s’exprimant sur le choix de cette période de l’Histoire. En revanche, Dansereau a très souvent répété que l’intérêt présenté pour lui par le scénario était de recréer son propre imaginaire, celui véhiculé par les « contes » de son enfance, et par extension de recréer un imaginaire commun au peuple québécois, celui des Saints martyrs Canadiens : « Après un temps d’hésitation, je me suis abandonné à la tentation de revisiter ce paysage intérieur, d’en refaire pour une fois le tour, les yeux grands ouverts et ne reculant devant rien, en autant que la chose était possible. Entreprenant d’en faire un film, de recréer tous ces songes en images concrètes, j’ai osé espérer que les spectateurs, tout comme moi, possédaient déjà au fond d’eux mêmes pareille mythologie secrète. J’ai osé espérer qu’un certain nombre d’entre eux consentiraient, après justement les mêmes hésitations, à refaire eux aussi ce pèlerinage »[2].

Selon le principe bien connu que le film historique parle autant de l’époque où il est produit que du passé reconstitué, Le festin des morts nourrit sa narration d’allégories empruntées à la « révolution tranquille », qui correspond à la période 1960-1966 au Québec. La mort de Maurice Duplessis, en septembre1959, marque la fin d’un régime. En quelques mois son successeur Paul Sauvé, puis dès 1960, le Premier ministre libéral Jean Lesage, porté au pouvoir par les élections de juin, amorçaient de nombreuses réformes touchant au secteur éducatif, à la santé, à l’assistance sociale[3]. L’église perd peu à peu ses fonctions dans les services d’enseignement[4] et dans les services hospitaliers. Les pratiques religieuses s’effondrent très rapidement. Ce contexte de production, tout à fait exceptionnel pour relater de tels évènements, nous fait évidemment glisser vers une lecture métaphorique de la crise du catholicisme: « Au fond, ce qu’on peut voir dans ce drame historique qui n’en est un que superficiellement, c’est la situation, dans les années 60, d’un bon nombre d’intellectuels québécois de la trentaine qui, tel le jeune Père ayant quitté sa France sécurisante, ont délibérément laissé derrière eux le monde des valeurs traditionnelles du Québec d’avant les années 60 et n’ont pas encore ancré profondément leur nouvelle identité (comme les Indiens du film). Le plan religieux est évidemment dominant : la foi entre en crise et si elle ne provoque pas encore de position ferme et de réflexion philosophique en profondeur, le cléricalisme se voit radicalement contesté et rejeté (comme les missionnaires du film), aucune de ses prises de position et de ses solutions (entre autres au sujet de l’éducation) ne contribuant positivement à résoudre les problèmes importants de l’heure. Évidemment, le jeune Père qui décide malgré tout de demeurer missionnaire, non sans avoir eu la tentation de laisser tomber la soutane, évoque directement la saignée qui commence à affecter le clergé québécois à ce moment précis ». Yves Lever perçoit le film comme l’une des œuvres les plus significatives de la Révolution tranquille.

 

Le film Nouvelle-France sort sur les écrans québécois près de quarante ans après le Festin des morts. Les évènements du film sont quelque peu postérieurs aux précédents puisque l’histoire se déroule aux environs de l’année 1760. Cette production, d’une envergure tout à fait différente du film de Dansereau, se présente à la manière de toute superproduction qui se respecte : amour, passion, trahison, tout cela servi sur fond historique, et pas des moindres. Le film comporte les qualités de son envergure : une très belle image, une grande distribution, une reconstitution soignée (les décors de la place Royale de Québec furent reconstruits en studio), un joli travail sur la langue. Le fond historique de Nouvelle-France c’est cette fameuse période pendant laquelle l’armée anglaise finit par vaincre l’armée française à Québec puis à Montréal, période qui, justement, marque la fin de cette « Nouvelle-France ». L’histoire du film se déroule principalement à Québec (ainsi qu’à la cour du roi à Paris et au Parlement britannique à Londres) et débute sur l’arrivée de l’intendant Bigot. Cet intendant mène une vie luxueuse : bals, festins, jeux. Parallèlement à cette administration désastreuse, les tensions montent dans le pays. Du côté de l’Angleterre, William Pitt, qui obtient en 1757 le poste de Premier Ministre, lance le mot d’ordre de l’offensive totale en Amérique du Nord pour 1758. La France, qui abandonne progressivement sa marine est incapable, en temps de guerre, de secourir efficacement sa colonie. De plus, le Canada intéresse peu la France et l’opinion publique, davantage attachées aux Antilles. Les intellectuels français exercent également une influence néfaste sur la Nouvelle-France, Voltaire en chef de file qui décrit le Canada comme « un pays couvert de neiges et de glace huit mois de l’année, habité par des barbares, des ours et des castors ». Le Canada demande en vain des aides matérielles ignorées par la France. Le 17 juin 1759, trente mille Anglais paraissent à l’île d’Orléans et assiègent Québec qui capitule dans la nuit du 17 au 18 septembre 1759. Montréal capitule le 8 septembre 1760 et le général de Vaudreuil signe la capitulation générale le même jour. Voilà donc la fresque historique du film de Jean Beaudin. Les deux principaux protagonistes du film, Marie-Loup Carignan et François Le Gardeur, ainsi que leur curé, famille et amis, sont des personnages fictifs[5]. En revanche, dès que l’on s’intéresse à l’Histoire, les personnages sont effectivement des figures majeures de cette époque. On retrouve parmi eux l’intendant Bigot et sa compagne, Voltaire, Madame de pompadour, William Pitt, le gouverneur Murray, James Wolfe.

Selon le producteur Richard Goudreault, l’ambition du film était de raconter l’histoire du pays à travers une histoire d’amour. Les personnages principaux que sont François et Marie-Loup servent effectivement de lien avec l’Histoire, puisque chacun y possède ses entrées. Marie-Loup, une jeune veuve qui élève seule sa fille et fréquente les Indiens dont elle parle la langue et pratique les rites, se retrouve propulsée dans l’univers de l’administration canadienne grâce à sa beauté qui lui vaut d’être conviée aux réceptions de l’intendant Bigot. Marie-Loup nous permet donc de découvrir les deux facettes de la société et d’identifier qui sont les bons (le petit peuple, les Indiens) et les mauvais (Bigot et tous ceux qui l’entourent). François, quant à lui, a fait ses études à Paris et connaît bien la France. Au tumulte des affrontements, il rejoint donc à nouveau la capitale, nous permet d’intégrer la cours du roi et de rencontrer Voltaire et Madame de Pompadour. Jusqu’à ce point du développement, nous pouvons encore imaginer avoir affaire à un film à forte densité didactique, il n’en est pourtant rien. En effet si l’histoire d’amour se raconte en deux mots (un beau jeune homme, fort instruit,  tombe amoureux – le temps d’un regard – d’une jolie jeune femme pauvre, libre, et courageuse. Une histoire rapidement tourmentée par la corruption des hommes), elle vaut son pesant de violons et de fioritures tout au long du film, alors que l’Histoire passe véritablement en second plan. Ainsi, évoque-t-on à peine la défaite (ou la Conquête selon le point de vue) survenue sur les plaines d’Abraham, censée être le tournant majeur et décisif de toute l’Histoire québécoise, sinon en particulier de celle du film. Heinz Weinmann a étudié le syndrome du Roman familial Freudien[6] dans la cinématographie québécoise dans un ouvrage intitulé Cinéma de l’imaginaire québécois[7]. Difficile de ne pas en faire la lecture pour ce film tant il est parfaitement à l’image de ce syndrome. Richard Goudreault explique la thématique de Nouvelle-France de cette manière : « C’est un film qui traite de l’abandon, des personnes qui se trahissent, d’un pays qui en délaisse un autre »[8]. Et le symptôme le plus flagrant d’en revenir à Beaudin : « Dans nos cours d’histoire, se rappelle le fougueux réalisateur, nous avons appris que c’était les « maudits Anglais » qui nous avaient attaqués ; en fait, ils n’étaient pas méchants, ils faisaient ce qu’ils avaient à faire en prenant possession de territoires partout dans le monde. En fait les écoeurants, c’étaient les Français ! Ce sont eux qui n’ont rien fait, qui n’ont envoyé ni argent, ni armée, qui n’ont pas suivi le dossier. Quand on pense que Louis XV dépensait dix fois plus d’argent par année pour les fêtes de Versailles que pour la Nouvelle-France ! Cela m’apparaissait important de le dire à travers cette histoire d’amour »[9]. Beaudin nous parle moins dans son film de la Conquête anglaise et de la prise de pouvoir (Il ne trouve pas les Anglais « méchants », ce qui me semble tout de même un peu douteux) que de l’abandon de la France, et de la lâcheté humaine au travers des principaux protagonistes qui sont abandonnés, eux aussi, par leur entourage (voir même par leurs propres parents dans le cas de Marie-Loup, à l’image de la mère patrie), et notamment par le clergé. Comme la Nouvelle-France, leur histoire d’amour connaîtra sa chute, irrémédiable, par l’abandon et la trahison.



[1] « Historiquement ce ne peut pas être Noël Chabanel qui n’arriva au pays qu’en 1643. Si dans le film on a donné à Brébeuf son nom Indien, Echon, on s’est bien gardé de prononcer le nom de Chabanel. Soit. Mais c’est à lui qu’on pense irresistiblement puisque des Saints Martyrs chez les Hurons il est le seul qui ait connu une crise analogue à celle du narrateur ». Robitaille, Georges, « Le Festin des Morts », in Relations, Montréal (Québec), Juin 1965.

 

[2] Dansereau, Fernand, « Le réalisateur Fernand Dansereau nous parle du Festin des morts », revue de presse de l’O.N.F., Montréal, 15 mai 1965, 3p.

[3] Durand, Marc, Histoire du Québec, Paris, Imago, 2002, 236p.

[4] «  Le gouvernement déposa finalement devant l’assemblée législative, le 14 juillet 1964, ce projet de loi qui, adopté le 5 février, créait un Ministère de l’Education dont l’autorité était reconnue sur tous les établissements d’enseignement, les écoles normales ou les instituts technologiques. Le conseil Supérieur de l’éducation remplaçait désormais le conseil de l’Instruction publique.(…) La lutte scolaire ne cessa pas avec l’instauration du Ministère. Les mouvements qui prônaient jusqu’alors la « neutralité » de l’enseignement se déclaraient maintenant en faveur de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ». Durand, Marc, Histoire du Québec, Paris, Imago, 2002, 236p.

[5] Je ne sais dans quelle mesure, mais j’ai parfois trouvé à propos de la passion amoureuse qui traverse ces deux personnages « inspirée de faits réels », Laprise, Steeve, « Richard Goudreau toujours prêt », in 24 images n°239, décembre 2004, p.14-15.

 

[6] « Le terme Roman familial renvoie à un fantasme, analysé par Freud,  selon lequel les enfants abandonnés, et par extension tous les enfants malheureux, imaginent qu’ils sont issus d’une lignée prestigieuse et qu’un jour la vérité éclatera sur leur origine véritable. Ce fantasme permet d’une part de corriger la réalité, en s’inventant une vie plus estimable, et de supporter la réalité, en allégeant le poids de la contingence et du caractère inéluctable de la destiné ». De Gaulejac, Vincent, L’histoire en héritage – Roman familial et trajectoire sociale, Paris, éd. Desclée de Brouwer, 1999.

[7] Weinmann, Heinz, Cinéma de l’imaginaire québécois, Montréal, l’Hexagone, 1990, 272 p.

[8] « Nouvelle-France : Un rêve pour Goudreau », in Le Quotidien, Montréal, 11 septembre 2003, p.3.

[9] Dumais, Manon, « Le lys brisé », in Voir, Montréal, 18 novembre 2004, p.68.

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