vendredi 5 septembre 2008

Les films sur les Patriotes

Nous retrouvons le cinéma de fiction québécois en 1837, année qui voit naître de nouveaux tumultes historiques après quelques décennies dont l’effort principal a consisté à assimiler le peuple francophone au régime anglais. Les insurrections qui surgissent au cours de 1837-1838 voient naître quatre longs métrages de fiction au traitement très différent. Les deux premiers - qui sont aussi les deux premiers chronologiquement – s’intéressent à l’année 1837, il s’agit de Saint-Denis dans le temps et de Quelques arpents de neige ; les deux suivants, Quand je serai parti… vous vivrez encore et 15 février 1839, s’intéressent quant à eux aux évènements de l’année 1838.

Le nationalisme canadien-français apparaît  tardivement après 1760. Vers 1820, une élite bourgeoise viscéralement anti-britannique se donne le nom de « Patriotes ». La « déclaration des droits de l’Homme » de la constitution américaine inspire les poètes. Les évènements d’Europe, les Trois Glorieuses de juillet 1830, les combats nationalistes que livrent l’Irlande, la Pologne et l’Italie incitent les bourgeois canadiens à la libération nationale[1]. Les Patriotes se forgent l’idéal d’une république canadienne-française autonome, renforcée par le modèle de la république américaine, et font voter 92 résolutions au Parlement en 1834. L’idéologie républicaine y est clairement proclamée et des menaces de scission avec l’Angleterre sont proférées. Londres rejette ces résolutions et retire à l’Assemblée législative le seul pouvoir dont elle disposait, celui de voter le budget. L’effervescence nationaliste conduit bientôt à l’insurrection de novembre 1837. Les Patriotes, malgré une remarquable victoire lors de la bataille de Saint-Denis le 23 novembre 1837, se font rapidement écraser. En novembre 1838, Les « Frères chasseurs », mouvement clandestin qui poursuit la lutte des Patriotes, se mobilisent dans différents points de la Montérégie ; leur défaite contre les Loyalistes marquera la fin des insurrections de 1838.  Le 15 février 1839, douze Patriotes sont pendus à la prison du Pied-du-courant. Lord Durham arrive à Québec le 27 mai 1838, en qualité de gouverneur général, chargé par Londres de présenter des mesures pour rétablir la paix. Il recommanda l’union du Haut-Canada (Ontario) et du Bas-Canada (Québec), projet qui fut adopté en juillet 1840. Cette union plaçait alors les francophones en situation de minorité légale.

Saint-Denis dans le temps, de Marcel Carrière, sort sur les écrans en 1970. Ce film est le premier long métrage de fiction à s’intéresser de près aux Patriotes. Le réalisateur ne s’intéresse pas ici à la seule reconstitution historique mais entremêle différentes époques : celle de la production du film, celle des rebellions et celle du centenaire de ces rebellions. Ce dernier temps n’apparaît qu’au début et introduit le propos: remonter dans le temps pour revisiter la bataille de Saint-Denis. Les deux autres époques – 1837/1968 – s’entremêlent en revanche tout au long du film.

Le film de Carrière s’inscrit dans la tradition du cinéma direct. On y mélange allègrement la fiction et le réel. Les comédiens improvisent d’ailleurs une grande partie de leur texte, conservant leur identité. Le temps du film et le temps des évènements reconstitués se mêlent parfois de manière originale, ainsi, seuls les Anglais sont habillés en costumes d’époque, les Patriotes étant incarnés par les habitants de Saint-Denis de 1968. Divers procédés viennent actualiser le discours politique et lui donner échos dans le temps présent. Ainsi, un reporter d’une station radiophonique vient commenter, en « direct », les évènements qui se déroulent en 1837 et s’entretient avec Nelson en s’adressant à sa photographie qui lui répond en voix-off. D’autres séquences présentent le général Gore, à la tête des Anglais, s’adressant directement à la caméra pour émettre des commentaires. C’est bien à des spectateurs contemporains qu’il s’adresse là. Le montage entremêle une quantité très dense d’éléments dont le point commun est Saint-Denis sur Richelieu et une certaine vision nationaliste. Après l’émulsion de tous les éléments du film, Marie-Claire, jeune personnage curieux et affirmé ne sait plus où se situer et achève le film sur ces mots : « J’suis bien en panne, j’sais vraiment pas où aller ».

Marcel Carrière s’est défendu d’avoir réalisé un film politique ou d’exprimer son inquiétude sur la jeunesse de 1970 alors que tout dans Saint-Denis dans le temps en présente les caractéristiques. Les spectateurs politisés accueillirent d’ailleurs froidement le film en faisant la lecture d’un constat pessimiste : l’application de l’échec des Patriotes dans l’engagement de la jeunesse québécoise. Yves Lever constate une position plutôt claire chez Marcel Carrière : « En interview, le réalisateur refuse de se « brancher » quant au devenir du Québec, mais lorsqu’il s’amuse dans le film à faire raconter à un monsieur Phaneuf que son grand-père avait survécu parce qu’il s’était caché au moment de la bataille, lorsqu’il fait affirmer par Gilles que la contestation de la jeunesse est ridicule et stérile ou lorsqu’il introduit au moment crucial une interview de Jean-Charles Bonenfant affirmant que les gestes des Patriotes avaient été une erreur, cela devient une prise de position assez claire ». Ce film, par le panel d’ouvertures qu’il propose (les jeunes, les anciens, l’église, la « gauche », la « droite »…), livre une vision assez exhaustive des diverses opinions exprimées à la fin des années 60 au Québec. Il révèle également les bribes de la connaissance et de la vision de la jeunesse sur l’Histoire nationale. Ainsi, Marie-Claire, dont l’un des ancêtres, Philippe Duquette, était Patriote, rappelle la valeur symbolique des évènements passés. Gilles quant à lui ne porte aucune admiration à ces hommes et vit très ancré dans le présent. Il est finalement assez difficile de saisir la démarche exacte du réalisateur car tous les points de vue s’expriment. Néanmoins, une vision largement pessimiste traverse le film de part en part. A la fin, on peut se rendre compte que le réalisateur nous en avait livré la clef de son interprétation, un peu mystérieuse, en exergue en faisant apparaître la définition du mot « rêve » sur un carton. Une définition évidemment associée à l’entreprise des Patriotes. En miroir, le carton final nous livre la signification du mot « réalité » et invite le spectateur à se détacher du mythe qu’il vient de revivre.

Quelques arpents de neige, de Denis Héroux, est un film à la pensée plus univoque, dont le mandat affiché par le réalisateur était de faire « que cela se déroule sur une toile de fond historique, que ce soit un film d’action et qu’on y retrouve une histoire d’amour, pure et simple »[2]. Nous faisant revivre le passé de 1837, le réalisateur nous présente une reconstitution historique très minutieuse avec des images impeccables dans le plus pur style du film « grand public ». La célèbre phrase de Voltaire au début du film rappelle le démon familier qui hante le Québec, celui de son abandon par la France qui délaissa quelques 60 000 Canadiens en signant le Traité de Paris en 1763. Un film dont le propos assez peu provocateur n’ébranla que quelques journalistes anglais : « Already the film has run into trouble. Following an October screening at the canadian Film Awards in Toronto, at least two English-speaking journalists accused Heroux of « political pornography »[3]. Le propos – très sage - et le point de vue du film ne furent victimes d’aucune controverse au Québec, les critiques virulentes s’attachant le plus souvent à dénoncer les piètres qualités de metteur en scène et de directeur d’acteurs du cinéaste. Les québécois francophones furent largement déçus par un film qui semblait prometteur, s’attendant à voir éclore un discours nationaliste plus incisif.

Historien de formation, Héroux rêvait de son film depuis longtemps, se classant parmi les réalisateurs (avec Brault et Falardeau) soucieux de rafraîchir la mémoire nationale pour mieux affronter le présent et bien sûr l’avenir. Les évènements décrits dans le film font abstraction des évènements antérieurs à 1837 et des motivations qui amenèrent les Patriotes à se rebeller. Le réalisateur rassemble dans le petit village de Quelques arpents de neige une sorte de microcosme de la société d’alors, mettant en scène les forces présentes dans le conflit: « le curé qui s’appuie sur son évêque pour condamner la révolte ; le bourgeois qui espère profiter du soulèvement pour faire une piastre ; le Breton patriote ; l’avocat politicien traditionnel qui se sauve avant la bataille ; les paysans méfiants et généreux ; les Anglais arrogants comme le sont tous les vainqueurs »[4]. Le réalisateur, dans un souci de méticulosité et dans le souci également de réaliser un film épique, s’attache à la lenteur des séquences et à la présentation des personnages. Beaucoup de critiques trouvèrent ce procédé fort ennuyeux et Héroux répondit à l’un d’eux : « Dans ce genre de film, surtout dans un film d’époque, il importe au metteur en scène de présenter soigneusement, en première partie, les faits et les personnages. (…) S’il  [le critique] était resté jusqu’à la fin, il aurait vu que les personnages, au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue, devenaient de plus en plus intéressants et touchants ainsi que les aventures dans lesquelles ils étaient engagés »[5]. Le réalisateur utilise également beaucoup de ralentis et d’images fixes pour valoriser certaines scènes, comme dans la séquence finale où Simon décide de se donner la mort : « Le héros, poursuivi par l’occupant anglais, se rend jusqu’à la frontière américaine, sort son pistolet, regarde les soldats anglais, les sentinelles américaines, et applique contre la tempe son arme : sublime image d’un Québec qui lutte avec ses forces limitées pour sa propre identité, dans une mer anglophone, à un moment de découragement »[6].

Quelques arpents de neige était un film au mandat intéressant mais qui délaisse finalement l’Histoire au profit des grands sentiments. Il reste un film important, puisqu’un des premiers films sur le sujet, dans le cadre d’une grosse production. De plus Yves Lever reconnaît un certain talent à Denis Héroux, celui de percevoir avant les autres ce qui marchera au cinéma : « médiocres, ses films s’en suscitent pas moins de chauds débats profitables. Ce fut d’abord le problème étudiant, puis la révolution sexuelle avec toutes ses ambiguïtés, puis la création de vedettes dans le monde de la chanson. Aujourd’hui, ce sont les Patriotes de 1837-1838 et les problèmes du film historique»[7].

Quand je serai parti… vous vivrez encore, de Michel Brault succède au film de Héroux un peu plus de vingt ans après. Michel Brault, documentariste de formation, traite l’histoire des Patriotes encore bien différemment de ses prédécesseurs. Il n’était pas question en effet pour le réalisateur, pionnier du Cinéma direct au Canada, de faire passer la révolte des Patriotes en second plan. Son film affiche une vocation plus didactique même si Michel Brault a parfois dû recourir au support de personnages ou évènements imaginaires. La plupart des personnages de son film sont des figures d’époque et le réalisateur les met en scène dans une sorte de grande fresque, aux détails soignés : « La multiplicité des lieux, des figures, des épisodes, le désir de rendre compte par le langage des personnages des fractures de la vie sociale, l’importance accordée au sol lui-même, dans la matérialité des feuilles, de la boue, de la neige, s’offraient comme autant de témoignages de la complexité d’une crise grave, vite devenue taboue dans notre discours, malgré le fait que la littérature du XIXème siècle en conserve de nombreuses traces »[8], explique Micheline Cambron dans une étude sur les représentation des Patriotes au cinéma et dans la littérature[9]. Le désir de Michel Brault était de redonner parole et place à ces Patriotes, sans en faire des héros mythifiés et de rendre compte de leur héritage dans la société d’aujourd’hui. Voilà ce que les Québécois doivent à ces hommes, voilà à qui le peuple doit une partie de sa survivance, voilà, enfin, pourquoi il faut continuer à lutter en faveur de la souveraineté (ce que le titre résume). Des chroniqueurs reprochèrent d’ailleurs à Michel Brault d’enseigner une page d’histoire trop importante, ce qui faisait basculer le film du côté de la pédagogie et donc du non-artistique et de l’ennui. Un point de vue très discutable mais manifestement partagé puisque le film eu beaucoup de mal à rencontrer le public. Et Michel Brault de confirmer : « Il n’a pas eu un grand succès. Je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être justement parce que j’ai essayé d’être trop fidèle aux évènements. C’est souvent problématique avec les films historiques. On est parfois mécontents parce que l’auteur a pris trop de liberté avec l’Histoire. Il faut trouver l’équilibre juste entre la dramaturgie et la fidélité à l’Histoire. Ce qui est intéressant avec un film c’est de réussir à évoquer une époque dont les spectateurs se rappelleront, avec laquelle ils vivront »[10]. S’il manque effectivement d’émotions et de ressorts dramaturgiques, le film de Michel Brault reste un document très précieux sur l’histoire des patriotes.

Pierre Falardeau, s’attaquant lui aussi à 1838, fit des choix de mise en scène tout à fait différents pour 15 février 1839. Les Patriotes sont présentés à peu près de la même manière, comme des personnages simples mais convaincus, « des hommes et des femmes placés dans des circonstances extraordinaires »[11]. Là où le film se distingue de celui de Michel Brault c’est dans la concentration du sujet. 15 février 1839 présente les Patriotes dans un huis-clos. On ne sait pas grand chose de ce qui a précédé leur enfermement (un prologue au film vient apporter quelques éléments mais il annonce surtout le ton engagé du film) et on ne saura rien de ce qui se passera après. Aux plans d’ensembles de Quand je serai parti… Pierre Falardeau privilégie les gros plans et les détails de l’existence, le poids des mots et des regards. Il s’en explique : « Mon but n’est pas de faire du documentaire politique, mais de faire naître une émotion qui va au delà du politique. (…) J’essaie de faire une œuvre qui pèse son poids de sueur et de sang, pas du téléroman historique pour Télé-Québec ou des capsules du patrimoine du tandem Scully-Bronfman. On ne va pas demander à chaque œuvre de réécrire un résumé de l’Histoire. Il y a des bibliothèques pleines de livres extraordinaires sur le sujet. Je sais, je les ai lus. Mais je n’ai pas besoin du contexte de l’époque pour pleurer devant les Bourgeois de Calais de Rodin. (…) Au-delà des détails particuliers, l’histoire de l’humanité est la même partout, toujours. Je ne nie pas la valeur de la télévision éducative, mais le cinéma que je veux faire tient plus de la peinture, de la musique ou de la sculpture que de la série à caractère historique ou du quiz pour étudiants boutonneux »[12]. Le film se concentre sur les 24 dernières heures du chevalier De Lorimier et de Charles Hindelang entourés de leur compagnons et s’installe dans une forme tragique : unité de temps, de lieu et d’action. Le film s’attache à de très belles séquences, décrivant des moments forts de joie ou de peines, décrivant également la diversité des figures des Patriotes. La séquence la plus poignante (l’une des plus travaillées par le réalisateur) met en scène de Lorimier et sa femme dans un dernier adieu qui exalte encore davantage la cause patriotique et le sens de l’honneur de ces hommes.

Les séquences finales de 15 février 1839 et de Quand je serai parti… vous vivrez encore se rejoignent. Elles décrivent toutes deux la pendaison des patriotes et lui  donnent un écho solidaire dans le présent. Pour le film de Michel Brault après quelques explications sur le devenir des patriotes, la dernière image s’attarde sur le Montréal contemporain, vu du gibet de la prison du Pied-du-Courant. Pour celui de Pierre Falardeau, la dernière image s’attarde sur le mouchoir rouge laissé à de Lorimier par sa femme, relayé dans le présent par une citation d’Ernesto Che Guevara : « Je suis un peu du sang qui fertilise la terre. Je meurs parce que je dois mourir pour que vive le peuple… ».



[1] Durand, Marc, Histoire du Québec, Paris, Imago, 2002, 236p.

[2] Trados, Jean-Pierre, « Denis Héroux, à la recherche de cadres nouveaux », in Cinéma-Québec, vol. 2, n°4, p.24.

[3] Lanken, Dane, « Quebec history dies on film », in La Gazette, Montréal (Québec), 30 décembre 1972.

[4] Julien, Pauline, « Quelques arpents… à voir ! », in Dossier de presse de Quelques arpents de neige, Montréal, Cinémathèque québécoise.

[5] Desjardins, Maurice et Héroux, Denis, « Héroux fort déçu – La réplique », in Le Journal de Montréal, Montréal, 30 décembre 1972.

[6] « Ces arpents de neige qui sont à nous », in Le Droit, Ottawa, 24 février 1973.

[7] Lever, Yves, « Quelques arpents de neige », in Relations, février 1973, p.58-59.

[8] Cambron, Micheline, « Histoire et pédagogie », in Les patriotes de 1837-1838, Bulletin d’Histoire politique vol. 12, numéro 1, automne 2003, p.58-72.

[9] Le corpus d’œuvres étudiées est composé du film de Pierre Falardeau, 15 février 1839, de celui de Michel Brault, Quand je serai parti… vous vivrez encore et des livres de Maryse Rouy, Mary l’Irlandaise, et de Micheline Lachance, Le roman de Julie Papineau.

[10] Poulet, Anne-Laure, « Entretien avec Michel Brault à la cinémathèque québécoise », le 29 mars 2005, 5p.

[11] Falardeau, Pierre, 15 février 1839, Montréal, Stanké, 1996, p.17.

[12] Falardeau, Pierre, Presque tout Falardeau – Scénarios, Montréal, Stanké, 2001, 711p.

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