vendredi 24 octobre 2008

Les nombreux visages de Madeleine de Verchères

Pierre Véronneau

(Cinémathèque québécoise)

Plutôt que de traiter d’un seul film qui a disparu à jamais, j’ai préféré parler d’un groupe de films qui dramatisent cette disparition. Ils mettent en scène un personnage lié à l’histoire canadienne. Le cinéma canadien ne fourmille pas de films à sujets historiques. Pourtant, au temps du muet, des entreprises tenter une telle approche. La British American Film Manufacturing Company (Briam) met en production The Battle of the Long Sault (Frank H. Crane, 1912), le premier film de fiction financé par des investisseurs canadiens, bien que son promoteur soit un Américain venu à Québec pour préparer d’autres films traitant d’épisodes de l’histoire du Canada. De son côté, la Canadian Bioscope Company tourne Evangeline (E.P. Sullivan / William H. Cavanaugh, 1913), le récit romancé de la Déportation des Acadiens, d’après le texte de Longfellow. Aucun de ces films n’a survécu[1].

Le premier mettait en scène le personnage de Dollard des Ormeaux, héros alors glorifié mais maintenant déchu de l’histoire de la Nouvelle-France. On y présentait la rivalité entre les Iroquois (Mohawks) et les colons français. Ce film d’action de deux bobines offrait aux spectateurs tout ce dont il raffolait : des costumes, de la bagarre, du suspense, des scènes de foule, de l’héroïsme. Selon la presse montréalaise, le film, présenté au Lyric Hall et au Ouimetoscope, fut un franc succès, assez pour inciter la Briam à tourner un autre film de même nature. Cette fois-ci, elle choisit une héroïne également fameuse, Madeleine de Verchères (1678-1747), qui avait vaillamment, avec les femmes et les enfants du fort, combattu les Iroquois en 1692 à l’âge de 15 ans. En fait, il s’agit d’une légende sur fond historique. Le professeur Marcel Trudel affirme d’ailleurs que Madeleine est la « créatrice de sa propre légende » dont elle a fait, sur 40 ans, plusieurs fois le récit sans que personne ne puisse la contredire. Il faut quand même remarquer que le sujet n’est pas nouveau, la Kalem ayant déjà réalisé en 1910 Fighting the Iroquois in Canada, un court métrage de 240 m. qui mettait en scène la résistance de l’héroïne et sa volonté de défendre le fort attaqué.

Comme pour The Battle of the Long Sault, la Briam va solliciter l’aide des Amérindiens de Kahnawake à la fois pour qu’ils soient figurants du film et pour tourner dans leur réserve. On prévoit avoir à nouveau recours au chef Joe Beauvais, un habitué du cinéma (outre The Battle of the Long Sault, mentionnons notamment Hiawatha, de L.O. Armstrong), mais celui-ci tombe malade et décède au début du tournage. La compagnie annonce donc en mars 1913 qu’elle tourne Madeline (sic) de Verchères avec Olive S. Pinckey dans le rôle titre. Ce film ne sera jamais montré publiquement bien que les journaux en annoncent la sortie imminente[2]. On ne sait pas ce qui a causé ce contretemps. Mais la fascination qu’exerce Madeleine de Verchères ne s’arrête pas là car deux ans plus tard, en août 1915, les journaux annoncent le tournage d’une nouvelle Madeleine de Verchères. Malheureusement on n’en sait pas plus sur le destin de ce projet. Une malédiction pèserait-elle sur la jeune héroïne ?

Finalement, au début des années 1920, les planètes semblent enfin mieux alignées. En septembre 1922, la compagnie Le Bon Cinéma National réunit à Kahnawake une équipe pour tourner Madeleine de Verchères. Le réalisateur en est Joseph-Arthur Homier, le producteur Arthur Larente, la scénariste Emma Gendron[3], avec en vedette Estelle Bélanger. Le long métrage (cinq bobines) sort le 25 novembre. Il s’agit du premier long métrage de fiction québécois destiné aux salles de cinéma. Quelques jours auparavant, les journaux le présentent comme « l'un des plus beaux produit de ce pays. Cette belle vue historique sera teintée en couleur. »[4] L’objectif du Bon Cinéma est de doter Montréal d'un grand studio « dans lequel ils produiront de beaux films éducatifs, historiques et dramatiques. Notre histoire est remplie de beaux faits que l'on aimerait voir se produire sur l'écran. Les historiens ne manquent pas non plus pour écrire les scénarios et nos jeunes gens de [...] pour personnifier nos héros sont légion. […] Nous faisons des vœux pour que les directeurs du 'Bon Cinéma' reçoivent de nos compatriotes tous les encouragements qu'ils méritent et que leur entreprise sera fructueuse et implantera ici une des plus grandes industries du monde entier. ».

Finalement, le 11 décembre 1922, la foule se presse au théâtre Saint-Denis (Montréal) pour voir ce morceau de son histoire nationale, « autant de scènes qui font de ce film historique le plus intéressant cours d'histoire auquel nous ayons encore assisté » écrira un chroniqueur de La Presse[5]. Les journaux vont parler du film jusqu’en avril 1923. On peut supposer qu’il a été présenté ailleurs au Québec. Malheureusement ni le film ni le scénario n'ont été conservés. Il s’agit là d’une perte majeure dans notre cinéma. D’une part, le sujet du film et l’envergure qu’on lui donnait témoignent d’une volonté d’affirmation nationale qui a toujours nourri une frange de la production cinématographique canadienne. Tout cinéma national fait face, à un moment donné, à la question de la représentation de l’histoire nationale, et la disparition des jalons qui avaient été posés au temps du cinéma muet handicape la perception et l’analyse de cette problématique particulière. D’autre part, nous sommes devant l’expression de la volonté de Canadiens de mettre sur pied une industrie au pays qui ne doive rien à la présence ou à l’aide des étrangers. Ce fait doit être souligné, peu importe ce qu’aurait été la qualité de l’œuvre.

Par ailleurs, les différents agents qui sont responsables du film occupent une place importante dans notre histoire et témoignent des aspirations que certains ont manifestées à l’égard du cinéma. Rappelons brièvement leur parcours. Le photographe Joseph-Arthur Homier (1875-1934)[6], qui réalise en 1922 son premier film, Oh! Oh! Jean, s’allie avec le distributeur Arthur Larente pour fonder Le Bon Cinéma National afin de tourner l’épopée de Madeleine de Verchères. On le retrouve ensuite, toujours avec sa scénariste Emma Gendron, derrière un nouveau film, La Drogue fatale. Même si sa carrière arrête là car les films n’obtiennent pas le succès financier escompté, il mérite tout de même le titre de premier réalisateur québécois de longs métrages de fiction[7]. Arthur Larente, propriétaire du Cinématographe, une salle sise au 65, rue Ste-Catherine est, avait commencé en 1907 à tourner des actualités pour sa salle, avant d’orienter sa carrière vers le secteur de la distribution. Il y sera actif jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Emma Gendron, quant à elle, est alors une jeune journaliste (née en 1904) au Samedi et à La Minerve. Après son aventure cinématographique, on va la retrouver dans des périodiques qu’elle fonde ou dirige, comme Le Bon Loisir et La Revue de Manon. Toujours du côté de l’écriture, elle s’essaie également au théâtre et au roman. Nous sommes là devant une personne qui aspira à jouer un rôle non traditionnel dans la société québécoise, à exercer un métier inhabituel, celui d’écrivain et de journaliste, et de tenter l’aventure du scénario[8].

La majorité des films canadiens de long et de court métrages de l’époque du muet a disparu. Pour cette époque, la mémoire de notre cinéma repose non pas sur des œuvres que nous pourrions voir et dont nous pourrions nous délecter, mais sur des traces écrites mises au jour par les historiens au cours des 25 dernières années[9]. Ces disparitions sont d’autant plus attristantes que notre production a longtemps tiré de la patte, surtout en long métrage, et a été confinée à des catégories d’œuvres importantes mais plus marginales (le documentaire et l’animation) qui empruntaient rarement la voie royale du grand écran et des salles commerciales. La disparition des Madeleine de Verchères, l’héroïne la plus populaire du cinéma canadien au temps du muet, fait remonter à la surface les conditions dans lesquelles le cinéma canadien a pu tenter de vivre et de prendre sa place, surtout en fiction, mais aussi l’extrême insouciance qu’on a trop longtemps manifestée pour la préservation de notre patrimoine audiovisuel et qui a entraîné des gestes malheureux[10] et des pertes irréparables. L’existence d’archives du film a certes modifié le cours des choses mais il ne faut pas croire pour autant qu’il faille baisser la garde, les moyens dévolus à la sauvegarde de notre patrimoine cinéma et télévision demeurant toujours trop modestes.

                                       



[1] La matière première pour la rédaction de ce texte provient des recherches poursuivies par l’auteur et son équipe dans le cadre d’un projet mené à l’Université de Montréal (au Grafics) et subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada afin d’établir la filmographie des vues tournées au Québec au temps du muet.

[2] L’arrêt des activités de la Briam amène un associé de cette compagnie, Frank S. Beresford, à suggérer à la Kalem, une compagnie états-unienne, de tourner à Québec Wolfe, or the Conquest of Quebec (1913), qui s’avère une autre production historique qui aurait dû faire partie du cinéma canadien, n’eût été du triste destin de la Briam. Pour en savoir davantage sur la Briam, on pourra consulter le texte de Louis Pelletier, « An Experiment in ‘Historically Correct’ Canadian Photoplays: Montreal’s British American Film Manufacturing Co. » (2006).

[3] D’après un ouvrage du curé de Verchères, Frédéric-Alexandre Baillargé, Marie-Madeleine de Verchères et les siens (1913). Il est intéressant de signaler qu’à cette époque, plusieurs textes paraissent sur l’héroïne. Mentionnons : John Reade, Madeleine de Vercheres, 189-? ; Arthur George Doughty, A Daughter of New France : being a story of the life and times of Magdelaine de Verchères, 1665-1692, 1916, traduit en français la même année ; Pierre-Georges Roy, Madeleine de Verchères, plaideuse, 1921.

[4] La Presse, Montréal, 11 novembre 1922.

[5] 12 décembre 1922.

[6] Du studio Homier & Lavergne, situé au 560, rue Saint-Denis à Montréal

[7] Il faut savoir gré à l’historien D. John Turner d’avoir le premier publié un article substantiel sur Homier : « Dans la nouvelle vague des années 20 : J.-Arthur Homier », Perspectives, 26 janvier 1980. À signaler que son fils, Joseph-Armand, était l’opérateur de ses films.

[8] On pourra en savoir un peu plus en consultant l’ouvrage de Jocelyne Denault Dans l’ombre des projecteurs. Les Québécoises et le cinéma, Presses de l’Université du Québec, 1996.

[9] On peut en repérer un certain nombre sur le site web de la Filmographie des « vues » tournées au Québec au temps du muet.

[10] Plusieurs témoignages relatent la destruction de nitrates sur ordre des pompiers !

 

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